Uppaluri Gopala Krishnamurti
La réalité ultime
que l'homme a inventée n'a absolument rien à voir avec la réalité de ce monde.
Vous cherchez de tous les côtés et dans tous les sens à comprendre cette réalité,
que vous qualifiez d'"ultime'' mais ne vous gênez pas, donnez-lui tous les noms
que vous voudrez; c'est cette recherche effrénée tous azimuts qui vous empêche
de voir et d'accepter la réalité de ce monde tel qu'il est. Tous vos efforts
pour fuir le monde tel qu'il est rendent impossible l'harmonie véritable avec
les choses qui vous touchent directement.
Nous nous faisons une idée de cette harmonie. Comment
vivre en ayant la paix intérieure -voilà l'idée que nous créons, mais ce n'est
qu'une idée. La paix est déjà là, elle est extraordinaire. Mais vous
ne pouvez jouir de cette paix intérieure parce que vous vous êtes fait une idée
de ce que vous appelez "paix intérieure" qui n'a absolument rien à voir avec
le fonctionnement harmonieux de ce corps. Débarrassez-vous de ce fardeau, n'essayez
pas d'atteindre cette réalité, d'en faire l'expérience, de la vivre; vous verrez
alors qu'il est impossible de faire l'expérience de quoi que ce soit, mais au
moins vous ne vivrez pas dans l'illusion. Alors, vous accepterez qu'il n'y a
rien, absolument rien, que vous puissiez faire pour avoir une expérience de
quoi que ce soit -en-dehors de la réalité que nous impose la société.
Nous n'avons d'autre choix que d'accepter ce moule
que la société nous impose, parce qu'il est vital de fonctionner dans ce monde
d'une manière saine et intelligente. Si nous n'acceptons pas cette réalité imposée
par la société, c'en est fini de nous, on termine au cabanon. Il faut donc accepter
cette réalité telle qu'elle nous est imposée par la culture, la société, appelez-la
comme vous voudrez; mais en même temps Il faut se rendre compte qu'on ne peut
rien faire pour avoir l'expérience de la réalité [au lieu de son concept].
Acceptez tout cela et vous ne serez plus en conflit avec la société, et
le désir d'être quelque chose d'autre que ce que vous êtes actuellement prendra
fin aussi.
Ce but que vous vous êtes fixé, cet idéal qu'il vous faut réaliser, ce
besoin d'être quelque chose d'autre, tout cela disparaît. Le problème n'est
pas d'accepter quelque chose d'autre, d'autres valeurs ou d'autres croyances.
Simplement, la quête n'est plus. Ces objectifs que la société et la culture
ont placés devant nous, et que nous avions considérés comme désirables, ne sont
plus. Ce besoin d'atteindre cet objectif, lui aussi n'est plus. Alors, vous
êtes ce que vous êtes, sans plus.
Quand vous ne cherchez plus à devenir autre chose que ce que vous êtes, le conflit
intérieur n'est plus. Si intérieurement vous n'êtes plus en conflit, il vous
devient impossible de l'être avec la société. Tant que vous n'êtes pas intérieurement
en paix, vous ne pouvez l'être avec autrui. Bien sûr, on peut être soi-même
en paix, sans que son voisin le soit. Mais, voyez-vous, cela ne vous concernera
pas. Voilà la situation : quand vous êtes sans conflit intérieur, vous devenez
une menace pour la société actuelle. Vous devenez une menace pour vos voisins,
parce qu'ils ont accepté le monde [le monde qu'ils connaissent et qu'ils
conçoivent] comme étant la réalité -et aussi ils ont en tête un objectif
bizarre qu'ils appellent "la paix". Vous devenez une menace pour leur existence
telle qu'ils la conçoivent et telle qu'ils en font l'expérience. Alors vous
êtes complètement seul -pas la solitude que les gens redoutent simplement vous
êtes seul.
On croit s'intéresser à la réalité ultime, à l'enseignement des gurus et des
saints, aux innombrables techniques qui doivent éveiller en vous cette énergie
que vous recherchez. Mais cela ne vous mènera nulle part. C'est seulement
quand le mouvement de la pensée cesse que cette énergie, qui est déjà là,
est libérée. L'enseignement du saint n'y fait rien, toutes les techniques imaginables
non plus.
Simplement le conflit [engendré par la pensée] n'est plus. Vous ne pouvez
pas comprendre.
Le mouvement là [il désigne son interlocuteur] et le mouvement ici
[il se désigne ] sont une seule et même chose. Pas de différence entre cette
machine humaine et tout autre machine. Elles existent ensemble. C'est la même
énergie qui s'exprime là-bas et ici. En fait toute énergie que vous ressentez
en pratiquant toutes ces techniques est une énergie de friction, de conflit.
Cette énergie-là est créée par la friction de la pensée -le besoin de faire
l'expérience de cette énergie est la cause directe de l'énergie que vous ressentez.
Mais on ne peut absolument pas faire l'expérience de cette énergie-ci [cette
énergie indifférenciée dont je parle]. Elle est simplement une expression,
une manifestation de la vie. Vous n'avez rien à faire pour ça.
Tout ce que vous faites pour avoir l'expérience
de cette énergie entrave cette énergie, qui est l'expression et la manifestation
de la vie, et l'empêche de fonctionner. On ne peut pas évaluer cette énergie
à l'aune de nos valeurs habituelles -différentes techniques, méditation, yoga,
etc. Ne vous méprenez pas, je n'ai rien contre. Mais toutes ces techniques ne
vous permettront pas d'atteindre votre objectif -l'objectif lui-même est un
leurre. Si c'est la souplesse du corps que vous recherchez, c'est sûr que le
yoga vous aidera. Mais ça ne sert à rien pour atteindre l'illumination, la libération,
appelez ça comme vous voudrez. Même les techniques de méditation sont des activités
de concentration sur soi et d'exclusion du reste. Vous utilisez des
mécanismes qui continuent sur eux-mêmes, qui se maintiennent par eux-mêmes.
Ces techniques vont à l'encontre de votre recherche de la réalité ultime; elles
ne sont que des instruments d'auto-continuité. Un jour vous vous apercevrez,
ou plutôt vous vous éveillerez au fait que la quête même d'une réalité ultime
n'est qu'un mécanisme d'auto-continuité. Il n'y a rien à atteindre, rien à gagner,
rien à réaliser.
Lorsque vous agissez en vue d'atteindre votre objectif,
un mécanisme d'auto-continuité se met en place. J'utilise les mots « mécanisme
d'auto-continuité » mais je ne veux pas dire par là qu'il y a un soi, un
moi, une entité quelconque. J'utilise le mot "soi" parce qu'il n'y en a pas
d'autre. C'est comme le démarreur dans votre voiture. Elle démarre toute seule,
elle se maintient automatiquement dans son existence de voiture. Ce mécanisme
n'existe pour rien d'autre. Tout ce que vous voulez accomplir est basé sur le
moi. Je dis "basé sur le moi" et vous pensez aussitôt "attention, à éviter",
parce que votre idéal est l'absence du moi. Mais tant que vous agissez en vue
du non-moi, vous êtes ancré dans le moi. Quand l'énergie du désir d'aller au-delà
du moi n'est plus, alors le moi n'est plus et il n'y a plus d'activité fondée
sur le moi. Ces techniques, ces systèmes, ces méthodes pour atteindre l'état
de non-moi, tout cela est au centre du moi.
Malheureusement, la société considère l'abnégation de soi comme l'idéal le plus
élevé; l'altruiste est un atout pour la société, et la société ne se préoccupe
que de sa propre continuité -maintenir le statu quo. Ainsi toutes ces
valeurs, que nous acceptons et honorons, sont des inventions de l'esprit humain
pour assurer sa propre continuité.
Le fait même d'avoir un but [dépasser le moi]
vous permet de continuer, mais vous n'arrivez nulle part. Seulement l'espoir
est là qu'un jour, grâce à je ne sais quel miracle, grâce à une aide providentielle,
vous arriverez au but. Cet espoir vous permet de continuer, bien qu'en fait
vous n'alliez nulle part. À un moment, vous allez comprendre que tout ce que
vous pouvez faire ne mène à rien. Alors vous allez changer, essayer ceci, cela,
quelque chose d'autre. Mais tentez une approche, voyez que rien n'en sort, et
vous verrez que c'est vrai de toutes les autres. Croyez-moi, il faut voir cela
très clairement, sans l'ombre d'un doute.
Il vous plait de vous engager dans un certain nombre
de choses; à un moment donné, il vous faut bien voir que tout cela ne mène à
rien. Tant que vous avez quelque chose en tête, vous suivez votre idée. Il
faut être lucide. Que voulez-vous? Je pose tout le temps la même question
: "Que voulez-vous"? Vous dites : "Je cherche la paix intérieure". Voilà un
but impossible à atteindre, une contradiction dans les termes : tout ce que
vous faites pour y parvenir détruit la paix qui est déjà là. Vous voyez, vous
avez mis en marche un mouvement de pensée qui détruit la paix qui est déjà là.
Il vous est très difficile de comprendre (ou d'accepter) que toutes vos tentatives
vont précisément à l'encontre de la paix et l'harmonie qui sont déjà là. Tout
mouvement de pensée, quelle que soit sa direction, quel que soit son niveau,
est un facteur de destruction du fonctionnement calme et paisible de cet organisme
vivant -qui n'a que faire de vos aspirations spirituelles. Il n'a que faire
de vos expériences spirituelles, même les plus extraordinaires.
Une fois que vous avez eu une expérience spirituelle
vous en désirerez forcément une autre, puis une autre, et finalement vous allez
vouloir vivre en permanence dans cet état. Il n'y a rien de tel, le bonheur
éternel, la félicité éternelle n'existent pas. Vous y croyez, parce que c'est
ce qu'on vous a dit dans tous ces livres que vous lisez. Pourtant vous savez
parfaitement que votre quête n'aboutit à rien. C'est ce mécanisme qui a été
mis en route, cet instrument que vous utilisez, qui vous fait continuer dans
cette direction parce que c'est la seule chose qu'il puisse faire. Il est le
résultat de tant d'années de dur travail, d'effort et d'exercice de volonté.
Vous voulez que vos efforts amènent un état au-delà de l'effort; ça ne marchera
pas. Ne vous mettez pas martel en tête à propos de l'état au-delà de l'effort
: il n'y a rien de tel. Vous voulez atteindre le sans-effort par l'effort -comment
diable allez-vous y arriver? Vous oubliez que tout ce que vous faites, tout
mouvement (de pensée), tout besoin, tout désir de quoi que ce soit, est effort.
On ne peut pas arriver à l'état-sans-effort par
l'effort. Essayer de ne plus faire d'efforts est un effort en soi. C'est à devenir
fou, en vérité! Vous ne vous êtes pas (encore) mis dans cette impasse. Si ça
arrive pour de bon, alors vous allez vraiment devenir fou -et ça vous fait peur.
Rendez-vous compte que tout ce que vous faites pour arriver à cet état-sans-effort,
pour quelque raison que ce soit, est un effort. Même le désir d'éviter l'effort
est aussi effort. On peut appeler état sans effort l'absence totale de volonté
et d'effort -mais ce n'est pas quelque chose qu'on peut atteindre par l'effort.
Si seulement vous pouviez comprendre l'absurdité
de votre quête! Changez de techniques, changez de maîtres, vous n'arriverez
à rien; l'obstacle qui vous bloque n'est rien d'autre que la méthode en quoi
vous mettez tous vos espoirs, voilà votre problème. Peu importe le maître que
vous suivez. Si vous remettez en question son enseignement, vous n'aurez pas
d'autre choix que de le remettre en question lui aussi. Mais le doute vous saisit
alors : "C'est de ma faute, si je persévère un jour j'y arriverai". Si vous
n'y comprenez rien aujourd'hui, demain ce sera la même chose. On comprend quand
le besoin de comprendre n'est plus là -maintenant ou la semaine prochaine.
Il n'y a rien à comprendre, voilà. Comprendre ne sert
qu'à comprendre ce qui va arriver demain -mais pas la réalité de l'instant.
Dans l'instant, il n'y a rien à comprendre du tout.
Ça peut paraître drôle, mais c'est comme ça. Vous
voulez comprendre quoi? Vous n'arrivez pas à me comprendre. Ça fait vingt jours
que je vous parle, et on peut continuer, mais vous ne comprendrez toujours rien.
Ce n'est pas que c'est difficile. C'est tellement simple. La structure complexe
[la pensée] que vous utilisez est précisément incapable de cette simplicité.
Voilà le vrai problème. "Ce ne peut pas être aussi simple que ça", pensez-vous;
la structure est si compliquée qu'il lui est impossible de considérer pour un
instant que ça pourrait être aussi simple. Alors on va comprendre plus tard,
pas maintenant. Mais demain ce sera la même chose, et dans dix ans ce sera toujours
la même chose. Alors que faire? On est tous passés par là. On bascule ou on
fout le camp. Si vous forcez suffisamment vous avez une bonne chance de basculer
[dans la folie ] Mais vous allez vous arrêter avant.
Vous voulez comprendre quoi? Je ne dis rien de
profond. Je répète la même chose tout le temps, jour après jour. Pour vous,
c'est rempli de contradictions. Je dis quelque chose -que vous ne comprenez
pas- et puis je dis le contraire. Vous y voyez une contradiction. En fait, il
n'y en a pas. Ce que j'ai dit en premier lieu n'a pas exprimé ce que je voulais
dire, alors la deuxième affirmation est une négation de la première; et la troisième
est une négation des deux premières; et la quatrième une négation des trois
premières. Non que j'aie quelque chose à dire. Non quej'aie dans l'idée de vous
communiquer quoi que ce soit. Il n'y a rien à transmettre. Seulement une suite
de négations. Non qu'il y ait quelque chose à dénier. Vous voulez comprendre.
Voyez-vous, vous voulez comprendre. Il n'y a rien à comprendre. Chaque fois
que vous croyez y voir un sens quelconque, j'attire votre attention sur le fait
que ça n'est pas ça. Ce n'est pas non plus la doctrine du neti-neti.
Vous savez, en Inde, ils ont mis au point cette
approche négative. Mais cette soi-disant approche négative est en fait une approche
positive, parce qu'ils ont quand même un but en tête. Ça n'a pas marché avec
l'approche positive, alors ils ont inventé ce qu'on appelle l'approche négative.
"Pas ceci, pas cela". On ne peut pas atteindre l'inconnaissable,
voyez-vous, et on ne peut pas non plus en faire l'expérience par l'approche
positive. Cette approche soi-disant négative ne l'est pas vraiment, parce qu'il
y a toujours un but tangible -connaître l'inconnaissable, ou le désir de faire
l'expérience de quelque chose- et ce quelque chose est au-delà de l'expérience.
C'est une pure supercherie -on s'amuse. Tant qu'il y a un but tangible, quel
qu'il soit -et on peut appeler ça approche positive ou négative c'est une approche
positive.
D'accord, on s'amuse, c'est intéressant, mais soyons sérieux,
'l'au-delà", "l'inconnaissable", il n'y a rien de tel. Si vous acceptez l'idée
d'un au-delà, vous allez chercher à le connaître -à connaître l'inconnaissable.
Votre intérêt est de chercher à connaître. Ce mouvement [de la pensée] va
persister tant qu'il y aura le désir de faire l'expérience de quelque chose
qui n'est pas du domaine de l'expérience. Il n'y a pas d'au-delà, point final.
Qu'est-ce qui me permet d'affirmer qu'il n'y a rien de tel? Comment puis-je
me permettre d'être aussi catégorique? Vous comprendrez plus tard. Tant que
vous êtes en quête de l'au-delà, ce mouvement persiste. C'est quelque chose
qui est à votre portée, qui vous donne l'espoir que peut-être un jour par un
heureux hasard vous allez avoir l'expérience de l'au-delà. Comment l'inconnaissable
pourrait-il être du domaine du connu? Vous pouvez toujours courir. Même si ce
mouvement (pour connaître l'inconnaissable) n'est pas là, vous ne saurez jamais
ce qui est. Vous ne pouvez pas savoir ce qui est, vous n'avez aucun moyen de
le saisir, d'en faire l'expérience, aucun moyen de l'exprimer.
C'est pourquoi toutes ces histoires de félicité
éternelle, d'amour éternel, c'est du pipi de chat. Il est strictement impossible
de saisir cette réalité, de la contenir, de l'exprimer. Un jour peut-être vous
vous éveillerez au fait que cet instrument [la pensée] ne peut pas vous
aider à comprendre quoi que ce soit, et qu'il n'y en a pas d'autre. Il n'y a
donc rien à comprendre. Je ne veux pas donner une conférence. Aidez-moi.Vous
voyez, vous auriez tort d'interpréter mes mots selon vos valeurs, selon certains
codes de conduite, vous seriez complètement à côté de la cible. Je n'ai rien
contre un code de moralité -les codes de conduite ont une utilité sociale, sans
eux la société ne pourrait pas fonctionner. Un certain code de conduite est
nécessaire pour fonctionner intelligemment dans le monde. Sinon, c'est le chaos.
C'est uniquement un problème de société, pas une question d'éthique ni un problème
religieux. Il faut séparer les deux choses, le monde a changé. Il faut trouver
quelque chose d'autre [que les vieux interdits religieux ou moraux] pour
pouvoir vivre en harmonie avec le monde qui nous entoure. Tant qu'il y aura
conflit intérieur, en vous, vous ne pourrez pas vivre en harmonie avec la société.
C'est à vous de faire le premier pas, en vous-même.
N'essayez pas d'interpréter mes mots dans un contexte
religieux. Ce que Je dis n'a rien à voir avec la religion. Loin de moi l'idée
que vous devriez devenir quelque chose d'autre que ce que vous êtes déjà. C'est
impossible. Il n'est pas dans mon intention de vous libérer de quoi que ce soit.
Franchement, notre conversation n'a aucun sens. Vous pouvez rejeter ce que Je
dis, n'y voir qu'un non-sens, je n'y vois aucun inconvénient. Peut-être qu'un
jour vous verrez clairement que l'objectif que vous avez en tête, ce but à quoi
vous aspirez par tous vos efforts et la tension de la volonté, peut-être qu'un
jour vous verrez que tout ça n'a absolument rien à voir avec ce dont je parle.
L' état que je décris n'est pas ce que vous voulez.
Je vous disais l'autre jour que j'aimerais vous
donner juste un aperçu de cet état. Pas un aperçu dans le sens visuel. Juste
vous faire toucher ça du doigt. Mais vous n'auriez aucune envie de vous en approcher,
encore moins de le toucher. En revanche, ce que vous voulez, ce qui vous intéresse
vraiment, n'existe pas. Vous pouvez avoir un tas d'expériences insignifiantes,
si ça vous chante. Allez-y, méditez, faites ce qui vous plaît, vous en aurez
des expériences. En fait, c'est encore plus facile en se droguant. Je ne préconise
pas l'utilisation des drogues, mais le résultat est le même, exactement le même.
Les docteurs disent que les drogues vont vous abîmer le cerveau, mais la méditation
-si on fait ça sérieusement- va aussi vous abîmer le cerveau. Ceux qui l'ont
pratiquée sérieusement sont devenus fous, ils se sont fichus dans la rivière
et sont morts. Ils ont fait mille choses -ils se sont emmurés dans des cavernes-
parce qu'ils ne pouvaient y faire face.
Voyez-vous, il est impossible d'observer ses propres
pensées, de s'observer à chaque pas qu'on fait. Vous en deviendriez fou, vous
ne pourriez pas faire un pas. Ce n'est pas ce qu'on veut dire quand on parle
d'être conscient de tout -d'observer chaque pensée- comment vous serait-il possible
d'observer toutes vos pensées, une à une- et pour quelle raison, je vous prie,
voudriez-vous observer vos pensées? Pour quelle raison? Dans un but de contrôle?
Vous ne pouvez pas contrôler la pensée. Elle a une force fantastique.
Vous pouvez vous imaginer que vous avez réussi
à contrôler vos pensées, et que vous avez senti un certain espace entre ces
pensées, une sorte d'état sans pensée; vous croyez alors que vous avez fait
un pas en avant. Mais cet état-sans-pensée se fonde lui-même sur la pensée,
il représente un espace entre deux pensées. Faire l'expérience de l'espace entre
deux pensées -l'état-sans-pensée- est la preuve que la pensée était là, bien
là. Elle refait son apparition après, comme le Rhône, en France, qui disparaît
et réapparaît. Il est toujours là, mais souterrain. Il n'est pas navigable,
mais finalement il réapparaît. De la même manière toutes ces choses que vous
refoulez (avec le sentiment d'avoir eu une expérience extraordinaire) reviennent
à la surface, -et alors vous sentez vos pensées revenir avec une force accrue.
Vous n'êtes pas conscient de votre respiration en ce moment. Vous n'avez pas
besoin d'en être conscient. Pourquoi en auriez-vous besoin? Si c'est pour contrôler
votre respiration, accroÎtre votre capacité respiratoire, etc, d'accord. Mais
pourquoi être conscient du mouvement respiratoire du début jusqu'à la fin? Soudain,
vous êtes conscient de votre respiration. Respiration et pensée sont étroitement
liées. C'est pourquoi vous voulez contrôler votre respiration. Ainsi, d'une
certaine manière, vous allez contrôler votre pensée, pendant un certain temps.
Mais si vous retenez votre souffle trop longtemps, vous allez étouffer et tomber
raide mort; de la même manière, si vous retenez ou bloquez le flot de pensées,
vous allez étouffer et tomber raide mort, littéralement, ou au moins il y aura
de sérieux dégâts. La pensée est une vibration très forte, une extraordinaire
vibration. C'est comme l'atome. Il ne faut pas jouer avec ces choses-là.
Vous voulez maîtriser le flot de pensées, mais vous n'y arriverez pas. La pensée
doit fonctionner à sa manière, de façon discontinue, sans suite. Cet état existe
de lui-même, vos efforts ne peuvent en aucun cas le provoquer. La pensée
doit trouver son rythme naturel. Le fait même de vouloir lui donner son rythme
naturel ajoute une impulsion au flot de pensées. La pensée a sa vie propre-,
malheureusement, elle a créé un mouvement parallèle à l'intérieur de la vie.
Ces deux mouvements, de la vie et de la pensée, sont dans un conflit perpétuel
, qui ne prendra fin que lorsque le corps cessera de fonctionner.
La pensée s'est emparée du corps. Elle est le maître
de la place. Elle essaye toujours de tout contrôler. C'est un domestique qu'on
ne peut plus mettre à la porte, quoi qu'on fasse. Si vous l'expulsez par la
force, il va tout brûler, même s'il doit périr dans les flammes lui aussi. Il
est très dangereux d'essayer de contrôler ou de bloquer la pensée. On risque
la folie. Il n'a rien à y gagner, mais c'est ce qui va vous arriver
si vous essayer de le contrôler. Ne prenez pas cette image littéralement, voyez
par vous-même, ne jouez pas avec tout ça. Ou alors, allez-y, jouez. Tout ça,
pour vous, ce sont des jouets.
Cet état ne peut pas être décrit en termes de béatitude,
félicité, amour, compassion, et toutes ces histoires, ce fatras romantique.
Il n'est rien de tout ça, et il ne peut pas être décrit, parce que vous n'avez
aucune possibilité de faire l'expérience de ce qui est là, l'intervalle entre
deux pensées.
Vous faites l'expérience du monde et des choses à part] r et depuis ce point
de vue, ce point de référence. Il faut qu'il y ait un point, et c'est ce point
qui crée l'espace. S'il n'y a pas de point, il n'y a pas d'espace. Ainsi, toute
expérience que vous pouvez avoir à partir de ce point est une illusion.
Non pas que le monde soit une illusion. Tous les
philosophes du Vedanta, en Inde, et particulièrement les élèves de Shankara,
se complaisent dans ces frivolités. Le monde n'est pas une illusion, mais tout
ce dont on fait l'expérience en référence à ce point, qui lui-même est une illusion,
est condamné à être illusion aussi. Le mot sanscrit de "Maya" ne veut pas dire
exactement "illusion". "Maya" signifie ~1 mesurer". On ne peut rien mesurer
à moins d'avoir un point d'origine. S'il n'y a pas de centre (point de départ,
d'origine), il n'y a pas de circonférence du tout. C'est de la géométrie de
base, pure et simple.
Alors, vous allez vous dire: "C'est sans espoir".
Pas du tout. Il y a de l'espoir, mais ici-même, pas là-bas, maintenant, pas
demain. Vous attendez toujours à demain. Demain il n'y aura RIEN!
Ce qui doit arriver doit arriver maintenant, sur
le champ, à l'instant même. Mais ça ne va pas arriver, c'est pratiquement impossible.
Ça ne va pas arriver parce que c'est le passé que vous utilisez comme instrument.
Il faut que le passé ne soit plus pour que le présent soit possible. Et ce présent
est quelque chose que vous ne pouvez pas capturer, vous ne pouvez pas en faire
l'expérience. Même en supposant que le passé ne soit plus, vous ne pouvez pas
le savoir. Et dans ce cas il n'y a pas d'avenir non plus pour vous.
Peut-être demain serez-vous le patron de votre
entreprise, ou bien le maître d'école va-t-il devenir directeur de l'école,
ou bien le professeur doyen; du point de vue professionnel il y a toujours une
possibilité d'avancement, il faut batailler, et ça prend du temps. Vous utilisez
la même technique pour atteindre vos objectifs spirituels ou autres; votre esprit
conçoit un objectif, qui doit être atteint dans un futur proche ou lointain.
Cette approche a donné des résultats fantastiques pour l'homme. Alors, forcément,
comment ne pas l'utiliser aussi pour réaliser vos idéaux spirituels? Vous avez
essayé, vous avez fait tout ce qui était humainement possible -même ceux qui
sont dévorés par cette soif intense de l'absolu ont suivi cette route- mais
en vain.
En Inde tout le monde a tout essayé -ça dépasse
l'imagination mais la chance n'a souri à personne. Quand cette chose arrive
[sa "calamité"], elle arrive à ceux qui ont vraiment totalement abandonné
la quête, -qui ont tout "laissé tomber. C'est la condition sine qua non.
Le mouvement tout entier [de la pensée] doit ralentir et s'arrêter.
Mais faites n'importe quoi pour qu'il s'arrête et vous lui donnez une nouvelle
impulsion, vous ajoutez à son élan. Voilà l'essence du problème.
Vous voulez quelque chose qui n'existe pas. Il n'y a que votre imagination,
stimulée par les connaissances que vous avez ramassées ici et là sur le sujet.
Et voilà, vous n'y pouvez rien. Vous êtes en quête de quelque chose qui n'existe
pas, qui n'existe pas du tout. Je peux répéter ça jusqu'à la saint-glinglin
-je ne sais pas quand on la fête dans votre pays- ou jusqu'au royaume de Dieu
sur terre -mais il n'y aura jamais de royaume, ni sur terre ni ailleurs. Vous
continuez, vous persévérez, dans l'espoir que d'une manière ou d'une autre il
y a un moyen d'y arriver. Et vous vous acharnez parce que vous pensez que c'est
le moyen pour résoudre vos problèmes du quotidien; c'est une idée saugrenue,
ça ne va rien résoudre du tout. "Si seulement j'avais cette illumination, adieu
tous mes problèmes". Tu parles!
Vous ne pouvez avoir cette illumination,
ni rien d'autre. Quand ce cataclysme arrive, il efface tout, il ne reste plus
rien! Vous voulez tout ça, et aller au ciel en plus. Vous pouvez toujours courir!
Ce n'est pas quelque chose qui va arriver parce qu'on s'y efforce, ou par la
grâce de qui que ce soit, même pas grâce à l'aide d'un dieu qui se ballade sur
cette terre proclamant qu'il est descendu de quelque part (quelque part dans
le firmament) pour votre salut et pour le salut de l'humanité -quelle histoire
à dormir debout! Personne ne peut vous aider. Vous aider à faire
quoi? Voilà la question, vous comprenez.
Tant que vous aurez cette idée [de libération]
en tête, vous allez tourner autour de ces gens-là, avec leurs promesses,
leurs techniques. Tout ça va ensemble. Mais je vous répète qu' il n'y a rien
à faire. De toute façon, vous êtes déjà en train de faire un tas de choses.
Est-ce que vous pouvez rester sans rien faire? Non, vous ne pouvez pas, Vous
êtes toujours en train de faire quelque chose, et malheureusement pour vous
cette activité doit cesser [pour laisser le champ libre à la "calamité"].
Vous allez faire quelque chose d'autre, qui va être censé amener la fin
de cette activité. Voilà le problème, voilà où vous en êtes arrivé. C'est tout
ce que je peux dire. Je montre l'absurdité de vos actions, de votre démarche.
Il n'y a rien ici pour vous, vous n'allez rien en tirer. Non
pas que je veuille garder quelque chose pour moi; prenez tout ce que vous voulez.
Mais je n'ai rien à vous donner. Je ne suis pas quelque chose que vous ne seriez
pas. Vous vous imaginez que je suis différent de vous. Cette pensée ne me vient
jamais à l'esprit. Jamais. Chaque fois qu'on me pose des questions, je suis
perplexe: "Pourquoi ces gens me posent-ils ces questions? Comment puis-je leur
montrer, les guider?". J'ai encore quelque illusion. Je me dis, peut-être vais-je
essayer. Mais même cet "essai" ne signifie rien pour moi. Il n'y a rien que
je puisse faire.
Il n'y a rien à obtenir. Rien à donner et rien à prendre. Voilà
notre situation. Au niveau des objets matériels, oui. Il y a des tas de choses.
Il y a toujours quelqu'un qui peut vous aider grâce à ses connaissances, à son
argent, à un tas de choses. Mais dans ce domaine dont nous parlons il n'y a
rien à prendre et rien à donner. Et tant que vous aurez ce désir je vous garantis
que vous partez battu d'avance. Vous voyez, vouloir cette chose implique nécessairement
que le mouvement de la pensée va se mettre en branle pour arriver au but, vous
allez vous mettre à penser. Mais le problème n'est pas d'arriver à un but quelconque,
le problème c'est que ce mouvement de pensée S'arrête, ici, sur le champ. La
seule chose que vous puissiez faire, vous, c'est de mettre le mouvement
de la pensée en marche, dans la direction du but à atteindre. Vous ne vous en
sortirez jamais.
"LE DOS AU MUR" de Uppaluri Gopala Krishnamurti (Extraits)