U. G. Krishnamurti
LA
MYSTIQUE DE L'ILLUMINATION
(Revue Voir.
No 10. Printemps 1984)
Le nom de famille de U.G. est Uppaluri. Il est bon de noter que Uppaluri
Gopala Krishnamurti, né en 19I8, n'est pas apparenté à Jiddu Krishnamurti.
Dans son recueil de conversations, U.G. soutient que ce que la plupart des gourous
appellent l'illumination est un phénomène purement biologique qui se produit
lorsque nous sommes complètement libérés de l'emprise de la culture, du conditionnement,
de la pensée religieuse et de l'intellect.
Ce "bouleversement biologique" n'est que l'un des éléments déconcertants dans
ce livre qui en contient beaucoup. Certains seront choqués, peut-être, par l'une
ou l'autre déclaration à l'emporte-pièce.
Pourtant, une lecture attentive nous obligera à reconnaître que nous ne sortons
pas de la tradition du Vedanta.
"Quel est cet état dont parlent Bouddha, Jésus et les autres?", "En fin de compte,
vous êtes pour vous-même la seule Autorité.", "Vous êtes Cela. Il n'y a rien
à faire."... Ces réflexions nous sont familières, mais U.G. les aborde dans
un style désinvolte et abrupt, doté d'un pouvoir décapant qui nous laisse sans
bras ni jambes. Un lecteur averti...
Extraits de "The Mystique of Enlightenment. The unrational ideas of a man called
U.G.". Editions Rodney Arms, 1982. (Traduction française: J. Couvrin)
U.G. Les gens disent que je suis un homme "illuminé" - je déteste cette expression
-; ils n'arrivent pas à trouver un autre mot pour désigner la manière dont je
fonctionne. En même temps, je fais remarquer qu'il n'y a pas d'illumination
- qu'il n'existe rien de tel. Je le dis parce que toute ma vie durant j'ai avidement
cherché à être un illuminé et j'ai découvert qu'il n'existe pas d'illumination,
ni rien qui y ressemble. Dès lors la question ne se pose pas de savoir si telle
ou telle personne est illuminée ou non.
Je ne débourserais pas un franc pour un "Bouddha-du-sixième-siècle-avant-J.C.",
sans parler des prétendants qui se trouvent parmi nous. Ils forment une belle
bande d'exploiteurs, bâtissant leur prospérité sur la jobardise des gens. Il
n'y a pas de pouvoir en dehors de l'homme. C'est à partir de sa peur que l'homme
a créé Dieu. Par conséquent, la peur constitue le vrai problème, et pas Dieu.
J'ai découvert pour moi-même et par moi-même qu'il n'y a pas de soi à réaliser
- voilà la réalisation dont je parle. Elle vous frappe comme la foudre. Ce coup
est écrasant. Vous avez mis tous vos œufs dans le même panier, la réalisation
de soi, et en fin de course, soudainement, vous découvrez qu'il n'y a pas de
soi à découvrir, pas de soi à réaliser - et vous vous dites à vous-même "Mais
bon sang à quoi ai-je donc passé toute ma vie?! Vous en restez anéanti.
Il m'est arrivé toutes sortes de choses - j'ai traversé cela, voyez-vous. La
douleur physique était insupportable - c'est pourquoi je dis que vous ne désirez
pas cela réellement. J'aimerais pouvoir vous en donner un aperçu, vous faire
toucher cela du doigt: vous ne voudriez plus en entendre parler. Ce que vous
poursuivez n'existe pas; c'est un mythe. Vous n'auriez même plus envie d'être
mêlé à cette affaire, ni de loin, ni de près.
Je ne sais pas comment vous appelez cela; il me déplaît d'utiliser les mots
"illumination", "liberté", "moksha" ou "libération ce sont des vocables pesants,
chargés d'une connotation qui leur est propre. Voyez-vous, je maintiens que
cela ne peut être suscité par aucun de vos efforts personnels; cela se produit
tout simplement. Quant à savoir pourquoi cela arrive à un individu et pas à
un autre, je l'ignore.
Question: Donc, cela vous est arrivé à vous?
U.G.: Cela m'est
arrivé.
Q.: Quand, monsieur?
U.G.: Au cours
de ma quarante-neuvième année. Mais tout ce que vous pouvez entreprendre en
direction du but poursuivi - la recherche de la vérité ou réalité -, tout vous
écarte de votre véritable état naturel, celui dans lequel vous êtes toujours.
Il ne s'agit pas d'une chose qui se laisse conquérir, atteindre ou accomplir
comme l'effet de votre effort - c'est pour cette raison que j'utilise le qualificatif
"acausal". Cela n'a pas de cause, mais d'une manière ou d'une autre la recherche
prend fin.
Q.: Pensez-vous, monsieur, que ce n'est pas le fruit de la recherche? Je
le demande parce que j'ai entendu dire que vous avez étudié la philosophie et
que vous avez été en relation avec des hommes religieux...
U.G.: Voyez-vous,
la recherche vous écarte de vous-même, vous conduit dans la direction opposée.
Il n'y a absolument aucun rapport.
Q.: Cela s'est donc produit en dépit de la recherche, et pas à cause d'elle?
U.G.: En dépit
de la recherche - oui, vous dites bien. Tout ce que vous faites s'oppose irrémédiablement
à l'expression de ce qui est déjà présent. Voilà pourquoi je parle de "votre
état naturel". Vous êtes déjà dans cet état. Ce qui empêche cela, qui est présent,
de s'exprimer, c'est la recherche elle-même. La prospection s'effectue toujours
dans la mauvaise direction, ainsi tout ce que vous considérez comme très profond,
tout ce que vous tenez pour sacré, est une contamination de cette conscience.
(Rires.) Vous pouvez ne pas aimer le mot "contamination", mais tout ce que vous
appelez sacré, saint et profond est une contamination.
Par conséquent, vous ne pouvez rien faire. Cela ne repose pas entre vos mains.
Je n'aime pas utiliser le mot "grâce", car vous ne pouvez l'employer sans avoir
à vous demander: la grâce de qui? Vous n'êtes pas un individu spécialement choisi;
vous méritez cela, j'ignore pourquoi.
Si je le pouvais, j'aimerais en faire bénéficier quelqu'un d'autre. Mais il
s'agit de quelque chose que je ne puis pas donner, parce que vous l'avez,
Q.: Mais je ne le sens pas, et vous bien.
U.G.: Non, il
ne s'agit pas de le sentir, et il n'est pas question de le connaître; vous ne
connaîtrez jamais. Vous ne disposez absolument d'aucun moyen qui vous permettrait
de connaître cela par vous-même; cela commence à s'exprimer de soi-même. Il
n'y a pas de... Voyez-vous, je ne sais pas comment dire. La pensée que je suis
différent de quelqu'un n'émerge jamais dans ma conscience.
Q.: En est-il ainsi depuis le début, depuis que vous êtes conscient de vous-même?
U.G.: Non, je
ne puis l'affirmer. Cela se produisit après une recherche. Comme toute autre
personne élevée dans une atmosphère religieuse, je cherchais et j'étais en quête
de quelque chose. Dès lors, il n'est pas simple de répondre à votre question,
car j'aurais à évoquer tout ce qui a précédé (...)
Q.: Nous aimerions l'entendre.
U.G.: Non, j'aurais
à vous raconter toute ma vie; cela prendrait trop de temps. L'histoire de ma
vie se déroule jusqu'à un point donné et elle s'arrête là - après quoi il n'y
a plus de biographie.
Les deux biographes qui projettent d'écrire l'histoire de ma vie ont deux approches
différentes. L'un prétend que tout ce que j'ai fait - les "sadhanas"(exercices
spirituels), l'éducation, tout l'arrière-plan culturel - m'a mené à ce que je
suis. J'affirme que cela s'est produit en dépit de ces expériences. (Rires.)
Ma conclusion
"en dépit de..." intéresse fort peu l'autre biographe parce qu'elle le prive
d'une grande partie des matériaux qui lui permettraient d'écrire un gros volume.
(Rires.) Voilà ce qui les préoccupe surtout. Les éditeurs de même. Tout cela
est très naturel parce que vous fonctionnez à un niveau où la relation de cause
à effet joue toujours - c'est pourquoi vous vous intéressez à la recherche de
la cause, et à la manière dont ce genre de chose se produit. Ainsi, nous voici
revenus à la case de départ; c'est toujours le "comment" qui nous préoccupe.
Toute mon expérience passée est sans valeur: elle ne peut servir d'exemple à
personne parce que votre acquis personnel est unique. Chaque fait de votre vie
représente à sa manière quelque chose d'unique. Vos conditions d'existence,
votre environnement, votre bagage personnel - tout cela diffère. Chaque événement
de votre vie est différent.
Q.: Je ne suis pas à la recherche d'un modèle à partager avec le monde entier
(...)
U.G.: Je ne
suis pas inspiré, et je suis bien le dernier des hommes à prétendre inspirer
qui que ce soit. Pour satisfaire votre curiosité, je vais devoir raconter l'autre
aspect de ma vie, le côté médiocre.
(Il naquit le 9 juillet I9I8, au sud de l'Inde, dans une famille brahmane. Le
nom de famille étant Uppaluri, on l'appela Uppaluri Gopala Krishnamurti. Sa
mère mourut peu de temps après sa naissance et il fut élevé par ses grands-parents
maternels, dans la petite ville de Gudivada près de Masulipatam.)
Je grandis dans une ambiance très religieuse. Mon grand-père était un homme
fort cultivé. Il connut Blavatsky (la fondatrice de la Société Théosophique)
et Olcott, puis la deuxième et la troisième génération des Théosophes. Ils venaient
dans la maison. C'était un avocat renommé, très riche, très brillant, et, curieusement,
très orthodoxe. Cet homme avait une personnalité hybride: d'une part orthodoxe
de tradition, et d'autre part tout le contraire, avec les Théosophes et ce qui
s'y rattachait. Entre ces deux courants, il ne réussit jamais à trouver l'équilibre.
Mon problème personnel commence là.
(On avait souvent rapporté à U.G. que sa mère avait dit, peu avant de mourir,
qu'il était appelé à une "destinée d'une élévation exceptionnelle". Son grand-père
prit cette prédiction au sérieux, et renonça à sa charge d'avocat pour se consacrer
entièrement à l'éducation de U.G. Ses grands-parents et leurs amis étaient convaincus
qu'il était un "yoga bhrashta" - un homme qui durant sa vie précédente s'était
trouvé à deux doigts de l'illumination.)
Il avait des érudits à son service et, pour l'une ou l'autre raison - je n'ai
pas envie de développer toute cette histoire - il se consacra à créer autour
de moi un climat de religiosité profonde et à me conduire sur le droit chemin,
inspiré par les Théosophes et toute la bande. Ainsi, chaque matin de quatre
à six heures, je devais voir apparaître ces types et écouter la lecture des
"Upanishads, Panchadasi, Nyshkarmya Siddhi", les commentaires, les commentaires
des commentaires, toute la collection - et ce jeune garçon de cinq, six ou sept
ans (je ne me souviens pas de l'âge exact) devait subir toutes ces foutaises.
A tel point qu'à l'approche de ma septième année, j'étais à même de répéter
le tout, ou presque.
Tant de "saints" avaient fréquenté ma maison - des membres de la mission Ramakrishna
et beaucoup d'autres, tous ceux que vous pouvez nommer. Ils nous ont tous rendu
visite, dans cette maison ouverte à tous les saints hommes. Ainsi, il y a une
chose que j'ai comprise dès mon jeune âge: ce sont tous des hypocrites. Ils
proclament l'une ou l'autre chose, ils croient en l'une ou l'autre chose, et
leurs vies sont insignifiantes, nulles. Ce fut le point de départ de ma recherche.
Mon grand-père avait coutume de méditer. (Il est mort et je ne veux rien dire
de mal à son sujet.) Il méditait habituellement dans une chambre isolée. Un
jour, un bébé - d'un an et demi ou deux ans - se mit à crier pour l'une ou l'autre
raison. Cet homme descendit et se mit à frapper l'enfant qui vira au bleu. Et
ce type-là, voyez-vous, passait deux heures par jour en méditation. "Rendez-vous
compte de ce qu'il a fait." Pour moi, il en résulta (j'évite tant que possible
le vocabulaire psychologique, mais cette fois je n'y échapperai pas) une expérience
traumatisante. "Il doit se passer quelque chose de fou dans ces histoires de
méditation! Leurs vies sont superficielles, vides. Ils parlent merveilleusement,
ils disent les choses le plus joliment du monde, mais leurs vies, qu'en est-il?
Ils vivent dans une peur névrotique du fait qu'ils communiquent quelque chose
et que ce quelque chose n'opère pas dans leur propre existence. Mais qu'est-ce
donc qui cloche chez eux?" Ceci ne veut pas dire que je m'opposais à eux ouvertement.
Tout poursuivait donc son bonhomme de chemin et j'en arrivai à me poser des
questions du genre: "Finalement, qu'y a-t-il de sérieux dans ce qu'ils enseignent
– le Bouddha, Jésus, les grands maîtres? Chacun parle de "moksha", de libération,
de liberté. De quoi s'agit-il? J'entends le découvrir par moi-même. Ce sont
des gens sans intérêt, pourtant il doit bien y avoir quelqu'un en ce monde qui
incarne ces choses et qui en parle. S'il en est un, je veux le trouver et le
reconnaître par mes propres moyens."
Puis, il s'est passé tant de choses. On parlait beaucoup à l'époque d'un nommé
Sivananda Saraswati - c'était une sorte d'évangéliste de l'hindouisme. Entre
ma quatorzième et ma vingt et unième (je néglige maintenant une série d'événements
sans importance), je suis allé le voir souvent, je le rencontrais personnellement,
et j'ai tout fait - toutes ces pratiques d'austérité. En dépit de mon jeune
âge, j'étais déterminé à découvrir s'il existait vraiment une sorte de "libération",
et cette "moksha", je la voulais pour moi-même. Je voulais me prouver à moi-même
et aux autres que, pour des hommes engagés dans cette voie, l'hypocrisie est
inconcevable - ainsi je me mis au yoga, à la méditation et à toutes les lectures
possibles. Je passai par toutes les expériences dont il est question dans la
littérature - "samadhi", super-"samadhi", "nirvikalpa samadhi", tout le lot.
Alors je me suis dit: "La pensée est à même de susciter n'importe laquelle de
ces expériences - félicité, béatitude, extase, effacement dans le rien - toutes
ces expériences. Donc, la véritable clé n'est pas là, puisque je suis toujours
la même personne, m'appliquant mécaniquement à ces pratiques. Les méditations
ne m'intéressent pas. Cela ne mène nulle part."
Alors, voyez-vous, pour le jeune homme que j'étais, le sexe devint un problème
envahissant: "Voilà quelque chose de naturel, une réalité biologique, une impulsion
du corps humain. Pourquoi tous ces gens veulent-ils nier cette sexualité et
supprimer quelque chose de très naturel, une partie intégrante du tout - avec
l'espoir de trouver autre chose? Ceci est plus réel, plus important pour moi
que "moksha", la libération et tout le reste. Ceci est une réalité - je m'occupe
de dieux et de déesses, et j'ai des rêves pollués - et c'est à peu près ce qui
m'est arrivé. Pourquoi me sentirais-je coupable? C'est quelque chose d'absolument
naturel: cela se manifeste, échappant à mon contrôle. La méditation ne m'a servi
à rien. Je n'ai jamais mangé de sel, et je me suis privé d'épices et de choses
semblables." Alors, un jour, je surpris mon homme, ce Sivananda, à manger des
"mango pickles" en cachette. - "Voyez-moi cet homme qui a volontairement renoncé
à tout dans l'espoir d'obtenir autre chose. Mais ce type est incapable de se
maîtriser! C'est un hypocrite." - Non, je ne veux pas le critiquer, mais je
me suis dit: "Ce genre de vie n'est pas pour moi".
Q.: Vous dites qu'entre votre quatorzième et vingt et unième année, vous
avez été attiré fortement par le sexe? Vous êtes-vous marié à cette époque?
U.G.: Non, je
m'accordais cela; le mariage pouvait attendre. Je voulais me laisser traverser
par cette pulsion sexuelle. "Supposons que tu t'abstiennes, qu'en advient-il?"
Je tenais à comprendre toute la question: "j'aime m'adonner à cet auto-érotisme,
pourquoi? J'ignore complètement le sexe, d'où me vient alors toute cette imagerie
sexuelle?" C'était cela ma recherche, et ma méditation - et pas d'être assis
en lotus ou de me tenir debout sur la tête (...) Ensuite les circonstances ont
changé et je me suis dit: "puisqu'il s'agit de satisfaire la pulsion sexuelle,
pourquoi ne pas se marier? La société n'a pas d'autre raison d'exister. Pourquoi
iriez-vous faire l'amour avec l'une ou l'autre femme? Dans le mariage, vous
pouvez vivre une expression naturelle de la sexualité".
Aux environs de ma vingt et unième année, j'arrivai à un état d'esprit tel que
je ressentais nettement que tous les instructeurs - Bouddha, Jésus, Sri Ramakrishna,
tout le monde - s'étaient abusés eux-mêmes, qu'ils se dupaient eux-mêmes et
tout le monde. Voyez-vous, ils étaient à côté de la question, obligatoirement.
- "Quel est l'état dont ces gens parlent et qu'ils décrivent? Leur description
ne semble pas s'appliquer à moi, à la manière dont je fonctionne. Chacun proclame:
"ne soyez pas colérique" - je suis en colère sans arrêt. Au fond de moi je suis
habité par toutes sortes d'activités brutales, donc il y a là quelque chose
de faux.
Ces gens me racontent que je devrais me conformer à un modèle, qui est faux,
et parce qu'il est faux, il va forcément me falsifier. Je refuse de vivre ma
vie en personne fausse. Je suis avide, et c'est la non-avidité qu'ils me vantent.
Leur raisonnement est boiteux. Cette avidité correspond à quelque chose de réel,
à quelque chose de naturel en moi; leurs discours, par contre, ne sont pas naturels
du tout. Il y a donc une erreur quelque part. Mais je ne suis pas disposé à
me changer, à me falsifier moi-même au nom du désintéressement; mon avidité
est très réelle." Je vivais entouré de personnes qui développaient ces thèmes
inlassablement - c'étaient tous des imposteurs, je vous le garantis. D'une manière
ou d'une autre s'insinuait en moi une espèce de "nausée existentielle" (ce vocabulaire
m'était inconnu à l'époque, mais il m'arrive de l'utiliser aujourd'hui), un
écœurement en présence de tout ce qui est saint, de tout ce qui est sacré, et
j'en arrivai à recracher le tout: "Plus de "slokas", plus de religion, plus
d'exercices - il n'y a rien dans tout cela; par contre ce qui est ici est quelque
chose de naturel. Je suis une brute, je suis un monstre, je suis rempli de violence
- voilà la réalité. (...) Alors je me suis dit: "j'en ai fini avec toute cette
histoire"; mais, voyez-vous, ce n'est pas aussi simple.
Puis je rencontrai quelqu'un à qui je pus confier tous mes sentiments. Pratiquement,
il vit en moi un athée (un athée non-pratiquant), sceptique à tous égards, hérétique
au dernier degré. Il me dit: "Il y a un homme ici, à Tiruvannamalai près de
Madras, un nommé Ramana Maharshi. Allons viens partons voir cet homme. Il est
une incarnation vivante de la tradition hindoue".
Le projet de rencontrer un saint homme ne m'intéressait pas. Si vous en avez
vu un seul, vous les connaissez tous. Je n'ai jamais aimé "courir les boutiques",
me mettre à la recherche de gens, m'asseoir docilement aux pieds des maîtres,
apprendre quoi que ce soit. Ils vous font tous le même sermon: "faites toujours
la même chose, encore et encore, et vous y arriverez". Le fait est que j'accumulais
toujours plus d'expériences, jusqu'au moment où l'expérience répétée demandait
à se muer en permanence - mais rien n'est permanent. Bref "tous les saints hommes
sont des charlatans - ils ne font que ressasser ce que disent les livres. Mais
je sais lire et je ne veux plus entendre "faites toujours la même chose, inlassablement".
Assez d'expériences. Ils essaient de me communiquer une expérience. L'expérience
ne m'intéresse pas. En fait d'expérience, il n'y a pas de différence selon moi
entre l'expérience religieuse, l'expérience sexuelle ou n'importe quelle autre;
l'expérience religieuse ne diffère pas des autres expériences. Expérimenter
l'état de "Brahman", expérimenter la réalité, expérimenter la vérité, rien de
tout cela ne m'intéresse. S'ils sont capables d'aider les autres, ils ne peuvent
rien pour moi. Les exercices répétitifs m'épuisent; j'en ai mon compte. A l'école,
si vous voulez résoudre un problème mathématique, vous le répétez le temps qu'il
faut - vous résolvez le problème mathématique, et vous découvrez que la réponse
se trouve dans la question. Mais alors, que diable, à quoi jouez-vous en vous
obstinant à résoudre la question? Il vaut mieux trouver la réponse d'abord,
au lieu de s'infliger toutes ces foutaises.
Finalement, à contre-cœur, je partis, voir Ramana Maharshi. Ce type m'entraîna
de force. Il me répétait: "Vas-y une seule fois. Il se produira quelque chose
en toi". Il me rebattait les oreilles et m'offrit un livre, "Recherches sur
l'Inde secrète" de Paul Brunton, ce qui me permit de lire un chapitre se rapportant
à notre homme. - "D'accord, cela m'est égal, allons-y."
Le voilà donc, assis non loin de moi. Je me trouvais à peine en sa présence
que déjà je pensais: "Quoi! Cet homme-là, comment peut-il m'aider? Ce type qui
passe son temps à lire des bandes dessinées, à nettoyer des légumes, à jouer
avec l'une ou l'autre chose - comment cet homme peut-il m'aider? C'est impossible".
Quoi qu'il en soit, je restais là. Rien ne se produisit: je le regardais, et
il me regardait. "En sa présence, tu te sens silencieux, tes questions s'évanouissent,
son regard te transforme" - pour moi, ces beaux propos restaient une fable,
un produit de l'imagination. J'étais là. Une série de questions me venaient
à l'esprit, des questions stupides. "Bon! Les questions n'ont pas disparu. Je
me trouve assis ici depuis deux heures, et les questions restent. Soit, je vais
lui poser quelques questions" - parce qu'en ce temps-là je voulais vraiment
obtenir "moksha", la libération (...) "On rapporte que vous êtes un homme libéré"
- Non, je n'ai pas dit cela. "Pouvez-vous me donner ce que vous avez?" Je lui
posai la question, mais cet homme ne me répondit pas, de sorte qu'après un moment
je répétai ma question; je lui demande: "Ce que vous avez, quelle qu'en soit
la nature, pouvez-vous me le donner?" Il répondit: "Je sais donner, mais êtes-vous
capable de le comprendre et de l'accepter?"
Bon sang! Cet homme me dit - et je me l'entends dire pour la première fois dans
ma vie - qu'il détient quelque chose et que moi je suis incapable de l'accepter.
Personne auparavant ne m'avait dit "Je sais te donner" (...) On m'avait répété:
"Médite, tiens-toi sur la tête, tiens-toi sur les épaules, accroche-toi à un
arbre, humilie-toi...!" (...) Puis, je me suis dit: "S'il y a quelqu'un au monde
qui est capable de l'accepter, c'est moi, parce que j'ai tellement médité, j'ai
pratiqué "sadhana" durant sept années. Il peut penser que j'en suis incapable,
mais je suis capable de l'accepter. Si moi je ne peux pas l'assumer, qui le
pourrait?" Oui, telle était ma disposition d'esprit à l'époque. (Rires.) J'étais
tellement sûr de moi.
Je n'avais pas l'intention de prolonger ma visite, ni de lire ses livres, mais
je lui posai encore d'autres questions: "Se peut-il qu'on soit libre à certains
moments et pas à d'autres?" Réponse: "Ou bien vous êtes libre, ou alors vous
ne l'êtes pas du tout". A propos d'une question dont je ne me souviens plus,
il eut encore ces paroles étranges: "Il n'y a pas d'étapes sur la route qui
vous mène à cela". Mais j'ignorais tout dans ce domaine. Ces questions n'avaient
pas d'importance pour moi et les réponses ne m'intéressaient pas le moins du
monde.
Mais cette question "Etes-vous à même de l'accepter?"... " Ce qu'il est arrogant!"
- c'était cela mon sentiment (...) Ainsi une question prenait forme et s'imposait
à moi: "Quel est l'état dans lequel vivent tous ces gens - Bouddha, Jésus et
toute la bande? Ramana est dans cet état - du moins on le suppose, je n'en sais
rien - mais ce mec est comme moi, un être humain. Où est la différence? Ce que
déclarent les autres et ce qu'il raconte est sans importance pour moi; chacun
est capable de faire ce qu'il fait. Qu'y a-t-il de spécial? Il ne peut pas profondément
différer de moi (...) Il faut que je découvre ce qu'est cet état. Personne ne
peut me le donner, je ne peux compter que sur moi. Je vais m'embarquer sur cette
mer inexplorée, sans boussole, sans bateau, pas même un radeau de bois pour
me porter. Je m'en vais découvrir pour mon propre compte ce qu'est l'état dans
lequel vit cet homme". Je le voulais avec détermination, sinon je n'aurais pas
donné ma vie pour cela.
Q: Je ne comprends pas cette histoire de don et d'acceptation.
U.G.: Je n'ai aucune idée de quoi il était
question lorsqu'il disait: "Je sais le donner, mais pouvez-vous l'accepter?",
mais en un sens cela m'aida à formuler ma propre question. Voyez-vous, si quelqu'un
devait me poser une question similaire aujourd'hui, je dirais qu'il n'y a rien
à obtenir de personne. Qui suis-je pour pouvoir vous donner quoi que ce soit?
Vous avez ce que j'ai. Nous sommes tous réunis au 25 de la rue Sannidhi, et
vous me demandez "Où se trouve le 25 de la rue Sannidhi?" Je dis que vous y
êtes. Cela ne signifie pas que j'ai conscience d'y être. Ce besoin de savoir
où vous êtes vient de vous - c'est vous qui posez la question.
Je ne me propose pas de "libérer" qui que ce soit. Vous devrez vous libérer
vous-même - et c'est impossible. Tout ce que je peux dire n'y fera rien. La
seule chose qui m'intéresse est de décrire cet état et de clarifier toute cette
question, car, à grand renfort de chipotages occultes et de mystifications,
elle a été travestie par toutes les personnes qui se livrent au "commerce spirituel".
J'ai peut-être une chance de vous convaincre de ne pas gaspiller un temps et
une énergie considérables, à la recherche d'un état qui n'existe pas, sauf dans
votre imagination.
Entendez-moi bien: c'est votre état que je décris, votre état naturel, pas mon
état, ni l'état d'un "homme divinisé" quelconque, ni d'un mutant ou quelque
chose du même genre. Il s'agit de votre état naturel, et ce qui l'empêche de
s'exprimer à sa façon, c'est votre recherche, votre fuite en avant - ce sont
vos tentatives pour être autre chose que ce que vous êtes.
Ceci, vous ne le comprendrez jamais; vous ne pouvez l'expérimenter qu'en termes
d'expérience passée. Ceci échappe au domaine de l'expérience. Cet état naturel
est acausal: cela arrive, tout simplement. Aucune explication n'est possible,
et aucune n'est nécessaire. La seule chose qui soit réelle pour vous est votre
façon de fonctionner; il est futile de vouloir établir un rapport entre ma description
et votre fonctionnement. Lorsque vous renoncez à ce travail de comparaison,
ce qui reste est votre état naturel. Alors vous n'aurez plus à écouter personne.
source: http://revue3emillenaire.com/lire/lire.php?pid=515&art_ident=562